par Roger Marquet.
19 décembre 1944.
Donald Quaintance, Company D / 501st Parachute Infantry Regiment / 101st Airborne Division, arrive à l’entrée de Bizory, en venant de la route de Bastogne (route actuelle du Mardasson). Don est un spécialiste ‘’mortier’’ du 1er Bataillon et – selon toute vraisemblance – sa section « mortiers » a été attachée au 2ème Bataillon. Il est un peu plus de midi quand Don et ses copains arrivent à hauteur des premières maisons du village. Il fait froid, il fait gris et brumeux, Don est fatigué par le long trajet en camion qui l’a amené depuis Mourmelon pour le jeter dans la Bataille des Ardennes aux abords de Bastogne. Comme tous ses camarades, il a faim, il a soif. Ce ne sont pas les quelques morceaux de rations hâtivement avalés pendant le transport qui les ont rassasiés. Don n’y tient plus ! Il pénètre dans une des premières maisons du petit village. Il arrive dans la cuisine ; le poêle ronronne ; par la porte de l’escalier donnant sur la cave, il perçoit quelques bruits de conversation ; on parle français ; probablement les habitants de la maison qui se sont réfugiés là-bas. Don se prépare à descendre pour leur demander de quoi manger, quand, en regardant de plus près, il aperçoit un magnifique jambon d’Ardenne qui pend au-dessus du poêle. Son sang ne fait qu’un tour, il en oublie sa bonne éducation, il ne pense plus qu’à sa faim et… d’un bond, il saute sur le poêle, dégaine son couteau, tranche le fil qui retient le jambon et s’enfuit à toutes jambes pour rapporter son butin aux copains qui l’attendent à l’extérieur. Il salive tellement à l’avance qu’il en oublie qu’il vient de commettre un vol. Il se met à découper frénétiquement des tranches du succulent repas (croit-il !) qu’il distribue autour de lui. Les gars sont contents ; ils enfournent goulûment les tranches de jambon……. Pour les recracher aussitôt ! Ce truc est salé à un tel point qu’il en est immangeable. Certains consommateurs un peu trop pressés sont même pris de vomissements. Le premier contact culturel de Donald Quaintance avec l’Ardenne est plutôt négatif.
2 juin 2002.
Donald Quaintance, 82 ans, vétéran de la Bataille de Bastogne, revient à Bizory pour la première fois, plus de 57 ans après sa première visite. Il est un peu plus de 14 heures quand Don, venant de la route du Mardasson (à son âge, on ne change plus rien à ses habitudes !), débarque d’une voiture, aux abords du village. Il fait très beau, le ciel est bleu et l’Ardenne est magnifique sous un soleil de printemps généreux. Malgré le décalage horaire, Don est en pleine forme et tout excité à l’idée de retrouver un endroit où il a laissé une partie de sa jeunesse. Mais, est-ce la mémoire qui a faibli avec les années ou est-ce le temps magnifique qui donne un autre aspect à toutes les choses, … allez savoir ? Don ne reconnaît pas grand-chose ! Alors nous traversons – à pied – le village de part en part, nous allons à gauche et à droite, et puis je l’entraîne sur le côté d’une maison dont le pignon est recouvert de plaques de zinc. Ces plaques portent toujours l’impact des balles qui les ont trouées, plus d’un demi-siècle auparavant. Et de là, brusquement, Don reconnaît la maison dans laquelle il avait « emprunté » le jambon. Il me la montre du doigt, il est formel, c’est bien là qu’il a pris son jambon.
A ce moment, une charmante dame arrive dans la cour où nous nous trouvons et Don lui demande, tout à trac, et par l’intermédiaire linguistique de son guide occasionnel, si elle a vécu la Bataille des Ardennes à Bizory.
Mme D…, très gentiment, lui répond qu’en effet, et alors qu’elle était âgée de 14 ans, elle a passé tout le temps de la Bataille dans les caves de la maison de ses parents. Elle est d’ailleurs la seule habitante actuelle de Bizory à avoir été présente en 1944-45.
Mais, nous précise-t-elle, « je n’étais pas dans cette maison-ci ; j’habitais là-bas » (en disant cela elle montre du doigt la maison dont Don se souvenait comme étant celle de son larcin.)
« Dites-moi, Madame », demande Don « Quand les Américains sont arrivés, le 19 décembre, n’étiez-vous pas dans la cave ? »
« Bien sûr » répond Mme D… « Nous avions très peur et nous ne savions pas si les soldats qui arrivaient étaient des Allemands ou des Américains. »
Don : « N’avez-vous pas eu à subir le vol d’un jambon, ce jour-là ? »
Mme D… « Je ne sais plus mais maintenant que vous me le dites, cela est fort possible. En tout cas, celui qui nous l’aura pris aura été bien puni car le jambon n’était pas encore dessalé ! Il devait être immangeable ! »
« Et bien, Madame, le coupable est devant vous ! » dit Don et d’un geste rapide, il sort de sa poche un billet de 5 € et le tend à Mme D…, assez éberluée, faut-il le dire.
« C’est pour le jambon ! “» ajoute Don, hilare.
Mme D… ne voulait pas accepter, bien sûr, mais je lui ai conseillé de garder le billet car c’était pour elle – et pour Don – un magnifique souvenir.
Donald Quaintance s’en est retourné depuis, dans son Wisconsin natal, tout heureux d’avoir symboliquement payé une dette de plus d’un demi-siècle.
2 juin 2002, Donald Quaintance est de retour à Bizory (Photo R. Marquet).