Par Christian Harbulot
Le renseignement allemand est rarement abordé sous la forme d’une grille de lecture de ses qualités et de ses défauts endémiques. L’approche journalistique (1) est limitée par le temps. Elle manque souvent de recul historique et dépend du témoignage des anciens acteurs qui acceptent de parler de leur expérience de direction d’un service. Force est de constater que la qualité du renseignement allemand a été très inégale au cours des deux derniers siècles.
Les succès initiaux contre la France.
La préparation d’un conflit éventuel avec la France a incité la Prusse à se donner les moyens d’étudier au plus près les capacités militaires et logistiques de l’armée française ainsi que les lacunes de notre dispositif, notamment en matière de transport ferroviaire pour amener les troupes plus rapidement sur les zones d’opération.
Bismarck se donna les moyens d’atteindre ses objectifs. François Loyal (2) décrit ainsi le dispositif de renseignement allemand en 1970. Les gentilshommes, les bourgeois, les ouvriers et même les officiers, toutes les classes de la société se livrent avec passion à l’espionnage. En outre des crédits budgétaires et de son trésor de guerre, la Prusse dépense à cet effet 6.500.000 Marks par an, qu’elle tire des revenus confisqués de la dynastie de Hanovre. Grâce à ces ressources, le bureau du Chancelier de Berlin, pareil à une pieuvre gigantesque, a étendu ses bras sur tout le continent jusqu’aux pays les plus éloignés. Cette institution a deux chefs, le Général de Golleben (de la Garde Impériale) et le directeur du personnel du Ministère des Affaires Étrangères de Bismarck fait tout son possible pour donner à cette institution le plus large développement, car il la considère comme la base principale de son succès. (…) La presse, de son côté, joue un rôle très actif dans le domaine de l’espionnage.
La défaite du Second Empire français face à la Prusse généra un début de prise de conscience dans l’hexagone comme le démontra le débat autour de l’affaire Dreyfus qui fut un temps accusé d’avoir trahi son pays en fournissant de l’information sensible aux autorités allemandes (4). En 1914, l’espionnage allemand avait encore déployé des moyens importants en France (5). Un de ses points forts était la connaissance de l’ennemi au-delà des strictes informations de nature militaire, notamment en exploitant les contradictions françaises : une partie importante des grandes manufactures françaises était encore assurée par des compagnies allemandes, y compris dans le secteur de l’armement.
Les échecs contre les pays anglo-saxons.
Le renseignement allemand a buté sur deux obstacles de taille : la Grande Bretagne et les Etats-Unis d’Amérique. Dès le début du premier conflit mondial, les maigres réseaux allemands en Grande Bretagne furent rapidement démantelés par le contre espionnage britannique à cause de leur faible niveau de professionnalisme, notamment dans le mode de transmission des renseignements collectés sur place. Il en fut de même aux Etats-Unis. Comme le souligne Michael Wala : « C’est certainement grâce au bon travail des services du contre-espionnage américain – le « Bureau of Investigation », le « Secret Service », le « Military Intelligence Division » – que des informations sur des actions cachées de l’Allemagne impériale ont pu paraître dans la presse, mais c’est avant tout dû à une bonne dose d’incompétence du côté allemand. C’est également le reflet d’une bonne coopération des services britanniques avec leurs partenaires aux États-Unis qui avaient tout intérêt à gagner ce pays à la cause des Alliés bien avant avril 1917. » Sous la République de Weimar, les remontées d’informations économiques effectuées par le biais de la communauté germanique implantée aux Etats-Unis, permirent cependant à l’Allemagne de ne pas être dépassées dans le domaine aéronautique.
La dissimulation du programme de réarmement allemand fut un autre succès notoire acquis aux dépens des commissions de contrôle alliées qui sillonnaient l’Allemagne pour veiller au respect des clauses du Traité de Versailles.
Les incohérences de la culture du renseignement du Troisième Reich.
L’Abwher de l’Amiral Canaris a enregistré les mêmes échecs en Grande Bretagne que lors du premier conflit mondial. Les agents allemands ont été rapidement identifiés par le MI5 parce qu’ils commirent des erreurs dans leur mode de communication similaires à celles de leurs prédécesseurs au début du siècle.
Sur le plan offensif, le renseignement allemand n’a pas été performant, à l’exception des premiers pays qui ont été ciblés par Hitler (Autriche, Tchécoslovaquie, Pologne, France) et qui ont abouti à des succès intrusifs ou militaires rapides.
Déployé contre la Russie soviétique, le Fremde Heere Ost ne fut guère plus efficace. Le renseignement militaire allemand commit des erreurs importantes d’appréciation sur le potentiel productif militaire soviétique. Il ne sut pas non plus évaluer le changement de posture des généraux de l’Armée Rouge qui analysèrent les méthodes offensives allemandes de 1941 et 1942 pour contrer la Wehrmacht sur le front de l’Est.
L’Abwehr et le renseignement militaire furent aussi très déficients pour éviter les pièges que leur tendaient les services britanniques afin de tromper Hitler sur les zones de débarquement en Afrique du Nord, en Sicile, et en Normandie.
C’est surtout sur le plan défensif que le dispositif de sécurité du Troisième Reich démontra une certaine forme d’efficacité pour démanteler les réseaux de résistance dans différents pays d’Europe.
La supériorité du modèle d’espionnage de la RDA par rapport à la RFA.
Alors que la RFA subissait de plein fouet les contrecoups de la défaite allemande en 1945, la jeune République Démocratique Allemande fonctionna avec une toute autre matrice. Ses dirigeants se firent un devoir de prouver que les communistes allemands pouvaient être dignes de confiance et construire une société en phase avec le modèle soviétique. Ils érigèrent un système de sécurité et de renseignement qui résulta de la fusion de trois cultures (kominternienne, tchékiste, mais aussi sécuritaire nazie) en fonction du profil des personnes recrutées.
La Stasi et le service de renseignement extérieur piloté par Markus Wolf infiltrèrent la RFA aussi bien sur le plan gouvernemental que dans bien des secteurs publics et privés de l’Allemagne de l’Ouest. À contrario, le BND chapeauté par les services américains fut surtout une force auxiliaire d’appui. Le renseignement allemand de la RFA subit plusieurs crises majeures à la suite de la découverte de taupes à l’image de Heinz Paul et Johann Felfe, chef du contre-espionnage soviétique au BND démasqué en 1961.
Les limites du renseignement allemand contemporain.
L’Allemagne reste piégée par son passé. Le renseignement extérieur allemand reste inféodé au monde du renseignement américain. Cette dépendance a un coût en termes de marge de manœuvre. Les effectifs des services de sécurité intérieure sont répartis au niveau de chaque Land qui chapeaute sa propre structure. Une telle décentralisation résulte du traumatisme hérité des dérives sécuritaires de l’IIIe Reich. Le service de protection de la Constitution est difficile à réformer dans le bon sens à cause de cet héritage traumatique du passé. Son organisation actuelle n’est pas compatible avec un suivi opérationnel des multiples intrusions des centrales étrangères de renseignement sur le territoire allemand (Russe, Chine, Iran, Turquie…).
Christian Harbulot
Notes
1- France Culture, les espions qui n’aimaient pas espionner : l’Allemagne. Emission de Philippe Vasset et Pierre Gastineau.
2- Francis Loyal, Le Dossier de la revanche. L’espionnage allemand en France, Paris, éditeur A. Savine, 1897.
3- Robert T. Foley, « Easy target or invincible enemy ? German intelligence assessment of France before the Great War », in The Journal of Intelligence History, 5 (2005), p. 1-24.
4- Gérald Sawicki, Les Services de renseignements à la frontière franco-allemande (1871-1914), thèse de doctorat sous la direction François Roth, Université de Nancy II, 2006.
5- Gaudin de Villaine, Adrien-Sylvain, L’espionnage allemand en France, 1914-1916, Paris, édition P. Téqui, 1916.