Réflexions sur ces hommes hors du commun et sur leurs frères d’armes morts au combat.
(Article écrit en 2009, paru dans le journal de la 35th Infantry Division Association, le Santa Fe Express n°4 d’octobre, novembre, décembre 2017)
Par le Docteur Lawrence Hergott Cardiologue
Traduction/Adaptation/Complément d’Information : Roger Marquet
Adolf Lesser – Photo NARA
Adolf Lesser, 84 ans au moment de notre rencontre en 2009, fait partie du nombre sans cesse décroissant d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale toujours en vie.
En entrant dans sa chambre pour la première fois, c’est la grande cicatrice de la poitrine du patient qui a attiré mon attention. Comme il était assis, vêtu partiellement, dans le lit 403 de l’unité coronaire de l’hôpital Saint-Joseph, c’est la cicatrice boursouflée sur sa peau qui attirait tous les regards posés sur lui. C’était une épaisse cicatrice déformante et post-traumatique, qui impliquait que le patient avait subi une intervention chirurgicale en urgence. Pourtant, compte tenu de son emplacement et de son ancienneté, on pouvait considérer que cet homme avait finalement eu pas mal de chance jusqu’à présent.
Où as-tu récolté ça ?” Ai-je demandé doucement. “Iwo Jima” claqua la réponse brutale ; comme si le patient n’avait aucune envie d’aborder ce sujet de conversation. Après un autre regard sur la cicatrice, j’ai insisté. “Vous savez, nous n’oublierons jamais ce que vous avez fait pour nous”. Alors qu’un air détaché envahissait soudainement le visage de mon interlocuteur, un voile à peine perceptible couvrit cependant ses yeux. Tout aussi rapidement, un profond sentiment d’humilité m’est venu, conscient d’être en présence de la vaillance, à l‘état brut.
Je ne sais toujours pas pourquoi une simple consultation en cardiologie a pris une telle tournure, ni d’où m’est venue ma soudaine expression de gratitude envers le vétéran. Je ne suis pas particulièrement ‘fan’ de la Seconde Guerre mondiale, je ne pensais pratiquement jamais aux GI qui ont combattu dans cette guerre ni aux familles qui les ont soutenus et ma rencontre avec ce patient a précédé les livres et les films récents d’au moins un an.
La surprise que mon commentaire a suscitée en moi, et la réponse générée en lui, m’a conduit à beaucoup plus de réflexion sur le G.I. en général. Serait-ce parce que j’ai pensé que je ne leur avais pas suffisamment montré de la reconnaissance ? Moi, personnellement et notre société dans son ensemble !
Avec les vétérans de la Seconde Guerre mondiale qui meurent au rythme de 30 000 par mois, le temps passe vite, même pour le dernier GI. Entré tôt dans le monde au début d’un siècle tumultueux, il se prépare maintenant à se retirer avec le début du siècle suivant. Durement confronté au défi périlleux de la guerre lors de sa jeune vie avec un corps fort et endurant, il lutte maintenant contre sa dégénérescence naturelle en mobilité, en endurance, en cognition, avec son ouïe et sa vue – chanceux s’il n’est pas aussi seul qu’il ne l’était dans les moments les plus dangereux de sa jeune vie d’adulte. C’est là un défi aussi grand que celui de sa jeunesse. Après tous les efforts déployés alors, pour défendre la liberté des masses, il lutte maintenant contre la perte de certaines libertés personnelles que la maladie et la dégénérescence apportent. Ce combat est peut-être le plus difficile à mener car il sera inévitablement le dernier et sera perdu tôt ou tard.
Qui sera le dernier GI et que signifiera-t-il pour nous?
C’est à ce moment de ma réflexion que j’ai rencontré le patient avec la cicatrice sur la poitrine. Depuis, j’ai interviewé des douzaines de patients et d’amis vétérans GI’s, au Colorado. Chaque entretien m’a renforcé dans l’idée que ce qu’ils ont fait il y a si longtemps a eu un effet durable, bien qu’encore sous-estimé, sur tout le cours de ma vie. Et, que je leur en suis redevable, bien qu’aucun d’entre-eux ne l’aie jamais suggéré.
Des souvenirs et des sentiments remarquablement vifs et précis restent en eux à propos de leur expérience de guerre. Ce qui est aussi frappant est le contraste entre les souvenirs de cette période qui continuent à dominer leurs pensées et combien cela signifie peu pour la plupart d’entre nous. Au cours d’une conversation qui a suivi sa visite à mon cabinet, un homme de 78 ans a sorti de son portefeuille une carte rouge vif portant l’empreinte du soleil levant et daté du 2 septembre 1945, attestant de sa présence à bord du croiseur américain Missouri pour assister à la signature officielle de la reddition du Japon. Il avait porté la carte sur lui tous les jours pendant plus d’un demi-siècle. “Mes enfants se fichent de tout ça”, a-t-il dit “quand je mourrai, ce sera jeté”.
(Note : le traducteur-adaptateur a eu l’occasion de visiter le croiseur Missouri qui est maintenant déclassé et est ancré dans le port de Pearl Harbor, Hawaii, et offert aux visites des touristes. Une plaque en bronze et émail est vissée dans le pont du navire pour indiquer l’endroit exact de cet acte officiel. Ainsi se trouvent réunis en un même lieu, l’endroit où la Seconde Guerre Mondiale débuta pour les Américains et l’endroit où elle se termina).
Photos USSC& R.M.
J’ai visité, il y a peu, à Greeley, un vétéran de Normandie- qui a également combattu dans la Bataille des Ardennes, qui a libéré des camps de concentration et a finalement atteint l’Elbe- victime récemment d’un accident vasculaire cérébral. Un de ses artefacts les plus prisés de la Seconde Guerre mondiale – parmi plusieurs exposés sur sa table de cuisine – était un exemplaire de poche du Nouveau Testament avec une couverture en étain. Reçu en cadeau de sa toute jeune épouse de trois semaines, en décembre 1941, il le portait dans sa poche de chemise gauche pendant toute le guerre, «pour protéger mon cœur d’un éclat d’obus», raconte-t-il, littéralement ou religieusement.
La sentimentalité ne s’exprime pas facilement chez ce genre d’hommes. Elle se manifeste plus facilement quand on leur rappelle des camarades avec lesquels ils ont servi ou les honneurs ou la reconnaissance qu’on leur montre en raison de leur temps dans l’armée.
” J’avais sept frères que j’aimais ”, m’a dit ce patient, ‘’et pourtant les hommes avec qui j’ai servi étaient encore plus proches de moi qu’eux sept ; les frères d’armes ont, entre eux un lien très fort qui ne peut se comparer à aucun autre lien, qu’il soit amoureux ou amical ”.
(NDT : J’ai déjà entendu ce même genre de réflexion chez plusieurs vétérans, dont un m’a même déclaré que l’amitié spéciale qu’il portait à un frère d’arme bien précis était plus forte, en tous cas différente, que l’amour qu’il éprouvait pour sa femme).
Au fur et à mesure que vous leur rendez visite, vous constatez combien il est évident que chaque GI a été profondément affecté par son expérience de la guerre. Un ancien combattant, qui aurait pu être reformé en tant qu’agriculteur mais qui s’est enrôlé quand même parce que, selon ses termes: «C’était une guerre totalement juste», a été sommé de se réinscrire sur les listes de la milice, en 1949. Il l’a fait, mais en tant qu’objecteur de conscience, signalant que tant sa famille que ses amis ont compris ses raisons, mais pas le Bureau d’Enrôlement du Colorado. ‘’Comment pourriez-vous être considéré comme un objecteur de conscience alors que vous venez de passer plus de trois ans dans l’Armée’’ demanda l’employé du Bureau.
‘’ C’est justement pour cela’’ répondit, non sans un certain humour, le vétéran.
L’évolution de mes contacts personnels avec les G.I s’est poursuivie récemment lors d’une visite fortuite en Normandie. Conduire vers Omaha Beach pour la première fois, est une expérience unique. Bien que partiellement préparé pour la présupposée tristesse de l’endroit, la beauté du site n’en est que plus inattendue. Il s’agit sûrement d’une des côtes les plus spectaculaires et les plus significatives au monde.
En déambulant au milieu des tombes du cimetière américain qui domine la plage, vous êtes confrontés à la douloureuse réalité du sacrifice que des très jeunes hommes ont consentis, pour vous, sur ce terrain sacré. Être avec ces soldats tués génère un désir d’exprimer votre gratitude pour leur sacrifice en votre nom. Les laisser là est difficile. Mais vous réalisez qu’ils doivent rester puisque c’est là qu’ils ont accompli leurs gestes ultimes et que vous devez partir pour continuer à bénéficier de la paix et de la liberté qu’ils ont reconquises pour vous. C’est peut-être ainsi que vous pourrez les remercier au mieux.
Pour moi, un double engagement personnel a résulté de ces rencontres : exprimer ma gratitude dès que j’en aurai l’occasion à leurs camarades tombés pour nous; et de ne jamais prendre pour acquises les choses pour lesquelles ces hommes courageux ont donné leur vie.
Quand je me réveille, j’ai une pensée différente chaque matin, pas la même que celle que j’aurais si ma famille et moi n’étions pas libres. Nos enfants sont en bonne santé, éduqués et en voie d’utiliser leurs talents naturels. Il n’y a personne qui nous surveille. Nous pouvons aller où nous voulons, faire ce que nous voulons dans les limites légères d’une société civilisée, et non seulement penser mais dire ce que nous voulons. Nos croyances sont les nôtres et notre droit de les exprimer ou non sont protégés par les fondements mêmes de notre pays. J’ai travaillé très dur pour être un bon médecin et j’ai pu vivre le rêve de ma jeunesse. Si vous n’aviez pas été courageux, je ne pourrais pas dire ces choses. Je vous dois beaucoup à vous et à ceux qui vous ont précédé et qui vous succéderont. Je tiens à vous remercier personnellement pour cela. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour ma famille et moi, et je ne prendrai jamais pour acquis les choses pour lesquelles vous vous êtes sacrifiés ‘’.
Réflexions complémentaires et personnelles (Roger Marquet).
Quand je pense à l’enfance qu’ont dû connaître la plupart de ces Vétérans, je ne puis m’empêcher d’éprouver un surcroît d’admiration pour eux. En effet, ils sont pratiquement nés tous en plein milieu de la Grande Dépression ; ils ont grandi dans un monde difficile à vivre. Ayons bien présent à l’esprit que pendant cette crise mondiale – de 1929 à 1939 – des gens sont morts de faim ou de maladies causées par la malnutrition, aux USA, des enfants ont couru pieds nus et en haillons dans les campagnes américaines.
La Grande Dépression (The Great Depression en anglais), dite aussi « crise économique des années 1930 », est la période de l’histoire mondiale qui va du krach de 1929 aux États-Unis (le Jeudi noir) jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Précédée par la puissante expansion des années 1920, c’est la plus importante dépression économique du XXe siècle, qui s’accompagna d’une importante déflation et d’une explosion du chômage et poussa les autorités à une profonde réforme des marchés financiers. Elle précipita des milliers de petites gens – surtout des agriculteurs à qui les banques avaient saisi leur ferme – dans la misère la plus noire et les poussa à tenter leur chance dans l’Ouest du pays, surtout en Californie. Le livre de John Steinbeck, ‘’les Raisins de la Colère’’ et le film qui en a été tiré (voir affiche ci-dessous), expliquent cela de manière magistralement véridique.
Personnellement, je me souviens avoir vu, quelque part en Oklahoma, le long de la Route 66, un cimetière ‘’sauvage’’ rempli de croix blanches toutes anonymes (voir photo)
Quelque part en Oklahoma… – Photo Roger Marquet, 2009 * Mère migrante – Photo Dorothea Lange, 1936
Je me suis fait expliquer les raisons de ce cimetière ‘’sauvage’’ et j’ai appris, avec stupeur, que des gens qui fuyaient la misère de l’Est, n’avaient pas pu aller plus loin faute de moyens financiers et s’étaient regroupés en bordure de ville pour un temps qu’ils espéraient le plus court possible. N’ayant évidemment pas plus d’argent qu’à leur arrivée, ces réfugiés ont vivoté pendant des mois et des mois ; leur nombre croissant sans cesse au fil du temps qui passe. Ils furent en quelque sorte rattrapés par la misère et beaucoup d’entre-eux – surtout des enfants – en moururent. N’ayant évidemment pas les moyens d’accéder au cimetière officiel de la ville, ces pauvres gens prirent le parti d’enterrer leurs morts de manière anonyme dans un même endroit. Actuellement, la peinture blanche des croix est rafraîchie chaque année par des personnes de la ville, de manière spontanée et anonyme et la pelouse est tondue régulièrement.
Beaucoup des Vétérans ont vécu leur enfance pendant ce temps de souffrance, puis, une fois leur adolescence terminée, c’est la guerre qui les a rattrapés. Une guerre qu’ils ont faite, pour la plupart, de manière digne et courageuse, comme un devoir à remplir pour leur pays qui, pourtant, ne s’était pas montré tendre avec eux. Chapeau bas, Gentlemen !