par Roger Marquet
(Photo 1 : U.S.Army)
Cette photo, assez connue, est souvent présentée avec une légende assez vague dans les nombreux ouvrages où elle est publiée. Le plus souvent, on peut lire qu’il s’agit ‘’d’éléments de la 11th Armored Division se trouvant près de Bastogne, le 31 décembre 1944.’’
Tout cela est exact mais manque un peu de précisions.
Ces précisions nous les avons trouvées grâce à Harold BRANDT de Hershey, Pennsylvanie.
Harold était un membre de la Company A / 63rd Armored Infantry Battalion / 11th Armored Division.
Avec sa division, Harold a pour mission d’élargir le corridor de percée du Périmètre de Bastogne, en s’emparant de la route de Marche, à l’ouest de la Cité des Noix.
Il nous raconte…
…Notre entrée au combat s’est produite à Chenet le 30 décembre 44. Nous y sommes arrivés à pied par un petit chemin de terre qui devient asphalté à l’approche du village. Comme des obus ennemis ne tombaient pas très loin de nous, nous avons reçu l’ordre de nous enterrer. J’ai donc creusé mon premier foxhole de guerre dans le talus qui borde le chemin (Photo 2.)
Photo 3 : Chenet, le 12 mars 2001.
Harold Brandt à l’endroit où il creusa son premier foxhole (Photo R.Marquet)
Peu après, j’ai vu arriver des pauvres civils avec des paquets, des valises, apeurés, qui fuyaient la bataille en prenant la direction d’où nous étions venus. J’aurais tant voulu pouvoir les suivre et m’éloigner de la guerre ; j’en arrivais à les envier – les pauvres – simplement parce qu’ils s’éloignaient du champ de bataille. J’avais une de ces peurs !
L’auteur (à g.) avec Harold Brandt (à dr.) à l’endroit où fut prise la photo de guerre
La croix indique la position du half-track – (photo 2 : R.Marquet)
J’ai reçu mon baptême du feu à Rondu lorsqu’un tir allemand venant des abords de l’église me contraignit à me coucher. C’était le 30 décembre 1944 et c’était la première fois que l’on tirait sur moi ; heureusement sans m’atteindre. Mon copain à ma droite, n’eût pas la même chance car il fut touché aux jambes. Il était dans un si piètre état que lorsque je le quittai pour continuer vers l’avant, je crus vraiment qu’il allait mourir. Quelle ne fut pas ma surprise, 36 ans plus tard, de le voir apparaître lors d’une réunion des anciens de la 11th Armored Division.
Le 31 décembre, alors que nous nous préparions à attaquer en direction de Pinsamont, un photographe de l’US Signal Corps prit une photo de mon escouade et de son half-track dans une prairie à la sortie de Magerotte (voir photo 1).
Sur ce document, on peut voir, à gauche, devant le half-track, le Sergent DUNCAN. Vient ensuite, près du garde-boue gauche, le soldat Oliver COOB qui allait être très grièvement blessé dans le dos, le lendemain lors de l’attaque sur la colline de Rechrival.
De l’autre côté du véhicule, à hauteur du garde-boue droit, se trouve un soldat que je n’arrive plus à identifier. Dans le half-track, sur le siège avant-droit (le plus haut placé), on devine la silhouette du Sergent-Major Ed GOLINSKI, qui sera blessé aux deux genoux, quelques heures plus tard. En même temps que le Sergent GOLINSKI, le conducteur, le T/5 Lester SMITH (le suivant vers la droite sur la photo) sera lui-aussi très grièvement blessé. Il perdra une jambe dans l’explosion d’un obus, le soir même.
Le soldat Carl ELLER – qui se trouve au milieu du half-track – sortira indemne de la guerre.
Il n’en ira malheureusement pas de même pour le soldat qui se tient debout derrière le half-track, (partiellement caché par la demi-portière ouverte), Matthew SCHULTZ, qui sera tué le lendemain 1 janvier 1945, dans l’attaque de la colline qui sépare Rechrival de Hubermont.
Et enfin, à 2 m. derrière le half-track, regardant le photographe, c’est moi : Harold BRANDT. J’ai survécu à la bataille ; j’ai même été nommé sergent quelques jours plus tard.
Après la guerre, je suis devenu professeur d’éducation physique, comme mon futur ami belge que l’on peut voir à mes côtés sur la photo prise le 12 mars 2001. (Photo 2). Cette prise de vue est réalisée depuis l’endroit exact où se trouvait le photographe de l’U.S.Signal Corps.
Pour en revenir à l’histoire de ma première opération de guerre…
… Après Pinsamont, nous avons continué notre progression vers l’ouest – toujours en half-track – et puis nous avons tourné à gauche en direction de Rechrival. Nous avions à peine fait quelques centaines de mètres sur la route de Rechrival que le half-track de tête – j’étais dans le deuxième – fut touché de plein fouet par un obus allemand. Il y eut 4 tués et 4 blessés graves. Nous-mêmes, nous avons subi des pertes : Ed GOLINSKI et Lester SMITH.
Nous avons alors laissé nos half-tracks dans un pré au bord de la rivière (NDLR : le Laval), et nous avons continué à pied. Nous sommes arrivés dans un bâtiment en face du pont de pierre sur le Laval (NDLR : Il s’agit de la maison actuelle de M. et Mme Schirtz – Jacquet.) A l’époque, la maison était occupée par la famille Jacquet, mais ceux-ci avaient évacué vers Carlsbourg). Nous nous sommes réfugiés dans la cuisine ; nous étions bien une vingtaine dont un lieutenant qui s’assit sur l’escalier qui menait à l’étage. Bientôt une salve d’artillerie tomba juste devant la maison. Tout le monde prit peur au point que le lieutenant s’écria : « Nom de Dieu ! J’ai pissé dans mon froc !» Nous nous sommes réfugiés précipitamment dans l’étable attenante qui nous semblait plus sûre.
Nous y avons passé la nuit, un sergent et moi mettant nos capotes en commun pour nous faire un sac de couchage de fortune.
Le 12 mars 2001, je suis revenu dans cette maison où je fus accueilli par M. et Mme Schirtz-Jacquet. En parlant avec Mme Jacquet, j’ai découvert que le directeur du collège où j’allais enseigner, après la guerre, était originaire de Hubermont et comme il s’appelait Jacques de son nom de famille, il se pourrait qu’ils aient des ancêtres communs. Cette maison fut la dernière où j’allais dormir avant trois semaines.
Le 1 janvier 45, nous reprîmes l’attaque, à pied cette fois, dans la direction de Hubermont vers l’ouest en montant ce que nous pourrions appeler la colline sanglante. En effet, j’allais y subir le feu le plus meurtrier de toute la bataille – je parle du feu par armes portatives. Les Allemands avaient sûrement des tireurs d’élite parmi eux car nous eûmes 6 tués dont quatre avaient été touchés d’une balle en plein front (dont le pauvre Matthew SCHULTZ que l’on peut voir – c’est la dernière photo de lui – sur la photo de l’U.S.Signal Corps). Nous eûmes aussi beaucoup de blessés.
C’est ce 1 janvier qu’ Oliver COOB fut vilainement touché par quatre balles dans le dos. Il prit tous ses sulfamides plus ceux que l’on put lui trouver dans une cantine. Malgré cela, nous n’avions guère d’espoir de le revoir vivant quand les infirmiers l’emportèrent.
Quelle surprise agréable ce fut pour nous tous de le voir rejoindre la compagnie, bon pour le service, quatre semaines plus tard. Par miracle les 4 balles n’avaient touché aucun organe, aucune vertèbre, rien que de la chair. On peut dire que c’est l’homme le plus chanceux que j’ai jamais vu.
Cette attaque sur la colline sanglante fut probablement la plus dure de toutes mes actions de guerre.
Aux abords de Hubermont, je vis un char allemand immobilisé contre une étable. Un Sherman américain se trouvait plus haut sur la colline et l’ajusta d’un seul tir. Le char allemand se mit à brûler et… personne n’en sortit ! Etait-il déjà vide ou ses occupants ont-ils péri carbonisés ; je ne l’ai jamais su.
Le 2 janvier, nous fûmes relevés par la 17th Airborne Division et nous sommes revenus vers l’arrière à Sibret. A l’arrière, c’est beaucoup dire car si nous n’étions plus la cible des tirs d’artillerie, nous les entendions et nous les voyions toujours pas si loin de nous.
Enfin, nous n’étions plus en première ligne et nous avons bénéficié d’une semaine de repos. Repos ! Le terme n’est peut-être pas bien choisi pour désigner une villégiature dans un champ enneigé, par un froid de canard, avec pour tout logement un foxhole sans même une toile de tente pour le couvrir.
Mon ami Harold arrête ici son récit de ses premiers contacts avec la guerre. Je souhaite le remercier chaleureusement, tout d’abord et avant tout pour être venu, il y a plus d’un demi-siècle, nous aider à nous débarrasser de la peste noire. Le remercier aussi, pour être revenu, si longtemps après et pour m’avoir fait confiance pour refaire son itinéraire guerrier. Le remercier encore pour être devenu mon ami et, le remercier enfin, pour les succulents chocolats (de Hershey, évidemment) et les délicieuses saucisses locales de Pennsylvanie qu’il avait eu la bonne idée d’amener et que nous avons partagés (avec un peu de charcuterie d’Ardenne et de bière Luxembourgeoise, bien sûr), au repas qui nous a réunis, lui, son fils John, mon épouse Monique et moi-même, dans notre maison de Chenogne (que l’on pourrait apercevoir à l’horizon de la photo 2, s’il n’y avait pas tant de brume).
R.M.