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par Roger Marquet

Le combat pour Acul, minuscule hameau constitué de trois bâtiments, fut, pour Joe Waddle, de Columbia dans le Tennessee,  du 55th Armored Infantry Battalion/ 11th Armored Division, le plus terrible de toute la guerre.

Acul se situe à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Bastogne, à l’écart de la route qui va de Magerotte à Gérimont, puis Tillet.

Joe se souvient :

« Avec ma Compagnie C, et une partie de la Compagnie B « raconte-t-il, « nous avons reçu l’ordre de nous emparer de Acul (Joe prononce « Acou !). Pour notre premier combat, nous allions être servis ! Nous sommes partis du voisinage de Magerotte et nous avons commencé notre progression à travers des bois assez denses (à droite de la route et donc à droite du Bois des Haies de Magery). Jusque-là, tout allait plus ou moins bien; seuls les mines et quelques snipers gênaient notre avance. Lorsque nous avons atteint le sommet de la dernière colline avant Acul, le feu ennemi s’est considérablement intensifié. Nous pouvions également voir au loin, vers l’est, les chars de notre division qui se faisaient sérieusement étriller; beaucoup étaient en flammes, et les autres étaient stoppés ou même carrément en retraite. Ce n’était guère fait pour nous remonter le moral. Nous avons pourtant tenu bon et notre attaque sur Acul fut couronnée de succès.
C’est ici (mais est-ce bien ici ?) que j’eus à tuer pour la première fois de ma vie; et ce ne serait pas la dernière, malheureusement.

Alors que j’approchais du petit village d’Acul, se dressa brusquement devant moi, à une vingtaine de mètres, un jeune soldat allemand. Ce qui suit se passa en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. J’eus le temps de voir qu’il paraissait jeune – comme moi -, qu’il avait les yeux clairs, et malgré le casque, je ne pus que l’imaginer blond,… un beau gars!

Malheureusement, en se redressant, il pointait son arme sur moi… Son intention était indiscutablement claire; il voulait m’abattre. Et alors, toute mon éducation passée, ma philosophie de la vie, mes principes religieux, ma conscience d’homme,… tout cela ne pesa pas bien lourd dans la balance. Seul mon instinct animal réagit. J’avais, par chance, mon fusil pointé vers l’avant, donc vers lui; et je tirai d’instinct, avant lui. Une seule balle suffit et il s’écroula. Je continuai sur ma lancée et, passant à ses côtés, je pus me rendre compte qu’il était bel et bien mort sur le coup. J’avoue que je n’eus pas d’états d’âme. La situation était simple: c’était lui ou moi ! Et dans ce cas, on ne réfléchit pas; il ne faut d’ailleurs pas réfléchir, sous peine de mort. Ni lui, ni moi, n’avions probablement jamais souhaité nous trouver dans de semblables circonstances. Les hasards de la guerre nous y avaient contraints et j’eus la chance d’être le vainqueur de ce singulier duel. Désolé, mon petit gars, mais, j’avais sauvé ma peau. Plus tard, dans la guerre, j’eus encore plusieurs fois la pénible occasion d’abattre d’autres ennemis et j’ai gardé la même « philosophie » du « lui ou moi ». Cinquante-trois ans après, je n’ai pas changé d’avis et je n’éprouve pas l’ombre d’un remords;  le seul regret que l’on puisse avoir, c’est d’avoir dû faire la guerre; mais cela, ce n’était pas ma faute. Il n’empêche que je n’ai jamais oublié le visage de ce jeune Allemand, près d’Acul !

Les Allemands (il s’agissait de la Brigade Remer) avaient finalement cédé et le village était à nous. Pas pour longtemps, malheureusement ! J’étais servant d’un petit canon de 57 mm dans le peloton antitank de ma compagnie. Arrivés au milieu de la cour de la ferme d’Acul, nous avons dételé le canon de notre half-track et nous l’avons mis en batterie, face à l’est. Je n’ai vu aucun habitant dans les parages. J’en fus étonné et ce n’est que cinquante-trois ans plus tard, lors d’une de mes visites dans la région de Bastogne que j’appris que les civils se trouvaient cachés dans la cave d’une petite étable qui n’existe plus maintenant. Ils y sont restés (ils n’étaient pas loin d’une trentaine) pendant toute la bataille, m’a raconté Madame Duplicy – qui habite toujours les lieux – et c’est un véritable miracle qu’aucun d’entre eux ne fut ni tué, ni blessé, alors qu’autour d’eux, tout n’était que mort et désolation; les bâtiments étaient détruits, le bétail et les chevaux tués, le matériel agricole démoli, il y avait des trous d’obus, partout dans les prés; bref, tout était sens dessus dessous.

Je ne pourrais pas dire combien de temps nous sommes restés là à tirer sur les Jerries, mais nous étions nous-mêmes copieusement arrosés. Soudain, l’ennemi déclencha une puissante contre-attaque avec des chars, accompagnés d’infanterie. Le feu devint terrible, le sol tremblait, les bâtiments étaient touchés à nouveau. Nous étions impuissants, malgré notre feu, à ralentir l’avance ennemie, encore moins à la stopper. Cela fut bien vite intenable et, pour tout dire, nous fûmes incapables de tenir. Rapidement, je lançai une grenade dans le canon de notre 57, afin de le rendre inutilisable et je fis comme les autres: je déguerpis à toute allure pour rejoindre notre half-track dans la cour de ferme. J’y parvins, mais au moment de démarrer, le véhicule commença à patiner et le conducteur s’avéra incapable de le faire bouger. Il faut dire que ce malheureux chauffeur avait eu la malencontreuse idée de le garer au beau milieu d’un tas de fumier bien épais et bien gras. Pour mieux le camoufler, nous dit-il, plus tard ! Pas étonnant que les chenilles patinaient ! (Ce qui est curieux, c’est que, lors de ma visite à Acul en 1997, j’ai reconnu, de loin, le hameau, surtout grâce à ce tas de fumier, humide et luisant sous le soleil du matin, qui se trouvait toujours au même endroit. Bien sûr, ce n’était plus le même engrais naturel, mais il était toujours entreposé à la même place). Tout ceci prit beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour le dire; je sautai hors du véhicule et, comme les autres, je pris mes jambes à mon cou et je filai, d’abord par la petite route, vers l’ouest et puis carrément dans les prés enneigés. Je me retournais de temps à autre, pour mettre un genou en terre et tirer; les Allemands étaient déjà dans Acul alors que nous n’étions encore qu’à 50 mètres. Nous avions tout laissé dans Acul; personnellement, je n’avais plus que mes vêtements et mon fusil; certains n’avaient même plus de casque. Nous ne fuîmes pas bien loin puisque nous nous regroupâmes sur la première crête, au bord de la route Magerotte – Gérimont.

Heureusement pour nous, les Allemands n’avaient pas poursuivi leur attaque et s’étaient contentés de reprendre Acul. Nous eûmes donc la possibilité de creuser nos foxholes sur cette crête. Nous n’y sommes pas restés très longtemps. Dommage ! Car si nous étions restés là plus longtemps, et même si nous étions au contact direct de l’ennemi, nous aurions évité le bombardement le plus terrible que je connus de toute la Campagne d’Europe: celui que nous allions subir à Pinsamont où nous fûmes repliés – à nouveau enterrés – quelques heures plus tard. Je fus tellement ébranlé par ce bombardement d’artillerie que je n’ai aucun souvenir précis de l’environnement, ni des actions que j’ai pu faire à Pinsamont; en vérité, je n’ai rien reconnu à Pinsamont, lors de mon passage là-bas, le 27 avril 1997.

Je crois que j’y restai, simplement, enfoncé le plus profondément possible dans mon trou, sans en bouger d’un pouce, n’ayant absolument aucune idée du temps passé là-bas. Tout ce dont je me souviens, c’est que nous n’y restâmes probablement pas très longtemps, car le lendemain, nous cantonnions déjà à Magerotte. J’avais le sentiment très net d’une défaite, et ce sentiment s’est transformé en certitude, par les informations que j’ai pu recueillir après la guerre: ce jour-là, la 11ème  Division Blindée avait subi un échec. Heureusement, cela allait changer dans nos actions ultérieures. »

Acul 1997. Joe Waddle a retrouvé ‘’son’’ tas de fumier…   (Photo R .Marquet)