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Extrait du livre « DE CROİX NOIRES EN ÉTOILES BLANCHES » d’André Meurisse.
Patricia Lemaire
1940-1945
Un enfant du terroir se souvient…
119/2.

Les dessous d’une histoire de draps de lit relevés par un Major John D. HANLON de la U.S. Army, Commandant du 1/502 PIR en décembre 1944 à Bastogne.
(22 décembre 1944)

Ce n’est qu’un drap de lit banal, mais la paysanne belge qui me le présente, une femme d’un certain âge, le manie avec soin, avec amour, comme de l’hermine.

– En voici un, monsieur, me dit-elle. Un des vôtres.

Elle déploie le drap, découvre une étiquette américaine et la marque délavée d’une blanchisserie.

Oui, c’est bien là un des miens.

Installé au chaud devant le fourneau de Mme Eudoxie Collard, je revois par la pensée un certain matin glacial de décembre 1944. La contre-offensive allemande des Ardennes battait son plein. Avec l’énergie du désespoir, Hitler tentait de porter aux Alliés une dernière botte. Quelques jours avant la Noël, la 101e Division aéroportée, la nôtre, était venue occuper en hâte, dans les Ardennes belges, un secteur défensif encerclant Bastogne et cerné lui-même par les Allemands, si bien que nos troupes formaient en somme le centre d’une énorme couronne.

Le bataillon de parachutistes que je commandais, fort de 600 hommes, avait reçu l’ordre d’occuper Hemroulle, un hameau situé à environ deux milles au nord-ouest de Bastogne et rattaché à la commune de Longchamps. L’endroit ne payait guère de mine; une quarantaine de fermes avec leurs étables, en tout une centaine d’âmes; une petite chapelle au clocher pimpant, une route non macadamisée, deux ou trois chemins de terre, tout cela dans un bas-fond assez lugubre.

Au fur et à mesure de leur arrivée, M. Gaspar leur donnait ses consignes :

– Apportez vos draps de lit. Les Américains en ont besoin pour se camoufler. Dépêchez-vous!

Il y avait des manquants, à commencer par Mme Eudoxie Collard. Trop occupée à faire la cuisine pour les 60 personnes réfugiées dans sa cave, elle avait été dans l’impossibilité de quitter ses fourneaux. Mais M. Gaspar se rendit en personne chez ceux qui n’avaient pas répondu à l’appel du tocsin. Pendant ce temps, les gens revenaient déjà vers la chapelle, porteurs de leurs précieux ballots de linge. En une demi-heure, 200 draps s’empilaient sous le porche. Quand à ma promesse de restitution, personne n’en souffla mot.

Cette promesse était insensée, je le compris quelques minutes plus tard, dès que j’eus fait distribuer les draps aux hommes. Ils s’en servirent conformément au règlement sur le camouflage, c’est-à-dire qu’ils les mirent littéralement en pièces, soit en carrés (pour s’en faire des couvre-casques), soit en bandes (pour les disposer en travers des canons de mitrailleuses). Pour son propre camouflage, chacun pratiqua une fente dans un drap et l’enfila par la tête, comme un poncho. Ce travail accompli, mon bataillon ressemblait étrangement à une horde de fantômes. Du moins était-il camouflé de façon parfaite.

Il était grand temps. Le jour de Noël, à 4 heures du matin, l’ennemi lançait sans crier gare une attaque désespérée. À la pointe du jour, une vague d’assaut, comprenant des chars et de l’infanterie, escaladait la crête et tombait sur nous. Sur la droite et sur la gauche, nos frêles défenses furent coupées en biseau. Avant que j’eusse pu me faire une idée de ce qui se passait, les Allemands nous environnaient de toutes parts, menaçant nos flancs et même nos arrières.

Je n’ai jamais vu combat aussi acharné que celui qui s’engagea alors. C’était un véritable corps à corps. À un moment, je pus lire les inscriptions peintes sur un char ennemi et je distinguai et même à plusieurs reprises les traits d’une bonne dizaine de soldats allemands. Au coin d’une maison, je tombai sur un de mes hommes, tout drapé de blanc, qui regardait avec le plus grand calme six soldats ennemis sortis de derrière nos lignes.

-Comment ont-ils fait pour arriver là? Lui dis-je.

-Pas la moindre idée, répondit-il d’un air détaché. Mais, pour en repartir, ils vont passer un sale quart d’heure.

Le gaillard ne se vantait pas. Il était du bois dont on fait les vrais soldats.

Nous manquions de vivres, nous n’avions pas beaucoup de munitions, et nos effectifs étaient très inférieurs à ceux de l’ennemi. Comme il venait de tomber six pouces de neige, tout notre camouflage était réduit à néant; sur fond blanc, nos tenues de saut vert olive étaient aussi visibles que des cibles de champ de tir.

Pour étudier ce problème, je réunis mes officiers à mon poste de commandement (dans la maison correspondant au billet de logement 13). L’un d’eux émit l’idée d’utiliser des draps de lit. Mais comment diable s’en procurer en quantité suffisante, au pied levé ?

J’envoyai mon adjudant-major, le capitaine Edward Fitzgerald, demander à la municipalité s’il nous serait possible d’en emprunter.

– Dites qu’on les rendra dès qu’on pourra.

Le conseiller municipal Victor Gaspard, auquel il s’adressa, était un septuagénaire moustachu, au visage rond et sanguin. Par deux fois déjà, en 1914 et en 1940, il avait vu son village envahi par les Allemands. Quand Fitzgerald lui eut exposé nos besoins, Gaspar n’hésita pas une seconde :

– Suivez-moi, dit-il.

Ils traversèrent la route et entrèrent dans la chapelle. Là, M. Gaspar déroula la corde qui pendait du clocher et se mit à sonner le tocsin, tout en expliquant:

– Les gens savent ce que ça veut dire. C’est pour les faire venir.

Au premier tintement, une femme passa le nez par la porte de sa chaumière, tendit l’oreille d’un air étonné, puis s’essuya les mains à son tablier, jeta un manteau sur ses épaules, et partit pour l’église. D’autres lui emboîtèrent le pas, et bientôt presque tous les gens du village accouraient, seuls ou par petits groupes, parfois avec leurs enfants.

Partout, notre camouflage improvisé remplissait son office. C’est ainsi qu’à un carrefour les deux servants d’un bazooka, voyant un char approcher, le laissèrent venir à 50 pieds d’eux et le firent sauter d’un seul coup, à bout portant.

Brusquement, comme sur un signal, le combat cessa; un calme étrange, troublé par le seul crépitement des chars en flammes, s’étendit sur le champ de bataille. Nous avions fait 50 prisonniers.
L’ennemi avait essuyé de lourdes pertes; les nôtres étaient minimes.

Quelques jours plus tard, nous étions envoyés dans un nouveau secteur, puis dans un autre. Les draps nous suivaient dans nos déplacements; beaucoup furent déchirés ou perdus, et l’on finit par se débarrasser de ceux qui restaient. Par la suite, toute cette histoire me sorti de la tête. Moins de six mois plus tard, la guerre finie, je rentrai aux États-Unis.

Je ne m’attendais certes pas à entendre reparler de ce village. Pourtant, au cours de l’automne de 1947, en parcourant un journal de Boston, je tombai sur un article concernant les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Le reporter s’était rendu à Bastogne et aussi à Hemroulle, où les gens du pays lui avaient dit que tous les mauvais souvenirs étaient oubliés. Mais ils avaient ajouté, avec un petit sourire en coin :

– Y a qu’nos draps… on les a tous prêtés à un Américain. Si seulement il pouvait nous les rendre! Il l’avait promis…

J’écrivis au journal pour avouer que le coupable c’était moi. Ma lettre déclencha toute une série d’événements. Des draps commencèrent à nous arriver par colis postal accompagné, parfois, d’une note explicative. L’article fut reproduit dans plusieurs journaux; il me parvint d’autres draps, plus quelques chèques. Au nombre des donateurs figuraient plusieurs de mes anciens soldats, des hommes qui, en cette journée dramatique, avaient combattu dans la neige autour de ce hameau et qui, peut-être, devaient à ses habitants d’avoir eu la vie sauve. Mes concitoyens de Winchester, Massachusetts, m’arrêtèrent en pleine rue pour me demander ce qu’ils pouvaient faire. Souvent on me téléphonait pour me proposer quelque don.

Je creusai la question. L’affaire était évidemment minime sur le plan international, mais l’occasion s’offrait de régler une dette d’honneur et, pour ma part, de goûter la satisfaction intime d’avoir tenu parole, ce qui pesait plus encore peut-être dans la balance.

Un comité de bienséance se forma. Il choisit un certain dimanche de décembre pour organiser à Winchester une « Journée des draps pour Hemroulle ». Ce jour-là, dans l’après-midi, les cloches des dix églises, et celle de l’Hôtel de Ville, se mirent à carillonner.

À ce signal, des gens de Winchester (comme d’autres avaient fait à Hemroulle, à 3,600 milles de là, trois ans plus tôt) sortirent de chez eux avec un ballot de draps qu’ils virent déposer dans le hall de l’auditorium du high schola. À ce spectacle, je sentis ma gorge se serrer.

Deux mois plus tard, en février 1948, j’étais de retour à Hemroulle-lez-Bastogne pour tenir ma promesse. Comme il se doit, ce jour-là, il neigeait. Mais, au lieu de soldats, c’était une troupe de scouts qui formaient la haie. Tous les villageois sans exception, s’étaient rassemblés autour de la chapelle, par petits groupes endimanchés, et ils manifestèrent leur joie avec force gestes et acclamations. Je trouvai M. Gaspar debout devant sa porte, sur le pavé de la rue; il avait toujours bon pied bon œil. Après un accueil chaleureux, nous nous rendîmes à pied jusqu’à l’église. Là, il me tendit la corde de la cloche : Aujourd’hui, c’est votre tour, me dit-il.

Je fis tinter la cloche avec ferveur. Les villageois se groupèrent autour de nous, exactement comme ils l’avaient fait en 1944. Et je leur « restituai » leurs draps.

Le conseiller municipal s’assura que chacun recevait exactement son compte. Le restant -400 environ- fut remis à un hospice de vieillards. Il y eut des discours et force poignées de main. On me décerna le titre de citoyen d’honneur de la commune de Longchamps, accompagné d’un parchemin enluminé par les enfants de l’école.

Quand j’en ai la possibilité, je retourne à Hemroulle. Ma femme et mes enfants m’ont accompagné dans ce modeste hameau. Bien que j’arrive sans m’annoncer, j’y suis toujours reconnu. Pas plus tard que l’autre jour, à peine avais-je commencé à rouler dans l’agglomération que j’ai croisé le facteur, sur sa bicyclette. L’homme m’a lancé un coup d’oeil, s’est retourné puis, dans un grincement de freins, il a sauté à terre et rectifié la position, la main au képi.

-Ah! mon colonel, m’a-t-il dit, ça fait plaisir de vous voir ! Soyez le bienvenu au pays.

Rares sont les maisons où il ne reste pas au moins un drap américain dont on se sert généralement comme nappe les jours de fête.

Madame Nicole Maus de Rolley, qui demeure aux environs, m’a expliqué :

-Dans les régions comme la nôtre, où le sol est pauvre, les gens ont une vie dure. Devant un inconnu, ils ont tendance à se tenir sur la réserve. Mais avec vous, à cause des draps, ils se sentent à l’aise.

Vous leur avez donné l’occasion d’écrire une page d’histoire. Ils en sont fiers, de cette petite page, parce qu’elle est bien à eux. Et ils se sentent meilleurs rien qu’à l’idée que leur nom y figure.
Et, puisque mon nom est écrit à côté du leur, qu’on me permette de l’avouer : en toute humilité, j’en suis fier, moi aussi.