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Parmi tant d’autres, voici le récit d’une histoire que j’ai vécue pendant ma déportation en Allemagne, de 1942 à 1944. Beaucoup ont oublié, mais plus nombreux sont ceux qui se souviennent.

Par une triste journée de novembre, alors que la grisaille de l’hiver proche tendait son manteau de brume sur notre campagne, mon frère et moi, nous nous rendions allègrement à notre travail, à la « Générale réfractorie d’Andenne-Seilles ». C’était la guerre, et, malgré les privations alimentaires, nous vivions heureux dans notre grande famille. Mon frère avait fait la campagne des 18 jours et, par bonheur, il était rentré au foyer.

Ce jour, banal parmi tant d’autres, aurait été sans histoire si la horde teutonne n’avait semé le désarroi chez nous.

Nous travaillions gaiement quand, tout à coup, un groupe d’Allemands fit irruption dans l’usine, à la recherche de travailleurs pour le Reich. Nous fûmes repérés, mon frère Albert et moi, et convoqués avec une douzaine de camarades, à la « Werbesthel » (Huy). Là, on nous enrôla de force pour le travail obligatoire en Allemagne !

Quelle peine pour notre famille et quel embarras pour nous. Que fallait-il faire ?…..Rester au pays… ? Se cacher… ? Et exposer les nôtres aux pires représailles ? Nous avions deux frères plus jeunes que nous, un autre plus âgé -qui était marié-, ainsi que deux sœurs et nos parents.

Nous décidâmes donc de prendre le convoi qui allait nous conduire vers l’inconnu. Je nous revois encore ce 24/11/1942… J’avais eu 18 ans le 23 septembre…

Ce fût très dur pour nous de quitter notre famille. Nous essayions de crâner pour donner du courage aux nôtres, mais le vent glacial figeait les larmes sur notre visage. Mon père nous accompagna à l’arrêt de l’autorail à Warêt-l’Evêque, et là, ce fut la cruelle séparation.

Amertume, rancœur, colère, chagrin,… tous ces sentiments se confondaient en nous et notre humeur pourtant si joviale sombra dans une profonde tristesse. Nous ne nous disions rien et nous regrettions déjà notre petit village qui s’estompait à l’horizon.

Nous arrivâmes à la gare de Huy où nous prîmes le train jusqu’à la gare de Kinkempois. Là, nous fûmes rejoints par d’autres et on nous entassa comme des sardines. Après deux heures d’arrêt, sous la surveillance de la gestapo, le long convoi se mit en branle.

Sur le quai, des femmes et des enfants sanglotaient et leurs cris déchirants nous fendaient le cœur.

Le lendemain, nous étions à Brandenbourg, Porte de Berlin. Une escorte de soldats Allemands, distribuant des coups de matraque à la volée, nous achemina, à pied, vers le camp de triage. Après quelques jours, on chargea une centaine de travailleurs dans des camions et on nous conduisit à Berlin, dans un camp appelé Marienfeld. Nous nous installâmes tant bien que mal dans notre baraquement, puis nous repérâmes un camp de Boches et un de Russes.

Deux jours après, on nous conduisit, à pied (2 kms de marche), jusqu’à l’usine d’aviation « Askania », à Mariendorf. Là, on nous mit au travail. Mon frère faisait la pause de 6 à 18 h, et moi celle de 18 à 6 heures. Douze heures de boulot par jour, avec, comme repas, un plat de rutabagas. Mon frère était occupé dans le séchoir. Moi, on me mit à la rectifieuse. Mais, comme j’étais profane en la matière, je fis min apprentissage pendant huit jours, avec un vétéran de la guerre 14-18.

Il n’y avait que de très vieux ouvriers, car tous les jeunes étaient partis à la guerre. Sur la rectifieuse, j’essayais de m’en tirer, mais je ratais des pièces en série. Alors, j’étais enguelé par le chef qui m’appelait « Robote » et me hurlai « Sabotache, sabotache !!!! ».

Et la vie s’écoula ainsi jusqu’au jour du nouvel-an 43. Jour très mélancolique pour les exilés que nous étions.

Les bombardements se firent plus fréquents, et les nuits sans alerte devenaient rares. Parfois, nous allions dans les W-C, pour nous relaxer et, surtout, pour discuter de la situation avec les Français et les Russes.

Pour empêcher nos réunions, les Boches enlevèrent les clefs des W-C, puis enlevèrent les portes… Vous voyez la gueuse !!!!

Pendant les bombardements, on se réfugiait dans les abris, sous l’usine. Une nuit, nous y restâmes pendant deux heures, en nous demandant si nous en sortirions vivants, tellement nous étions pilonnés par des bombes au phosphore.

Après l’alerte, un spectacle hallucinant s’offre à nous : une aile de l’usine est touchée et flambe. Une fumée gris-jaune nous prend à la gorge. On nous renvoie au camp, et, avec notre écharpe sur la bouche, nous suivons le chemin comme nous le pouvons : enjambant des débris, contournant des corps calcinés, évitant les buildings en flammes. Des cris, des pleurs, des hurlements, des gens qui courent dans tous les sens : c’était une vision d’enfer !

De loin, j’aperçois notre camp qui brûle, puis notre baraquement encore debout. Je me presse pour y arriver ; j’évite tous les cadavres carbonisés, et j’ai peur…j’ai très peur…car je pense à mon frère. Impossible de mettre un visage sur tous les corps : ils sont méconnaissables. Mon Dieu: qu’est-ce qui m’attend ? Ne devrais-je pas reconnaître là, mon frère Albert ; que je ne rencontre pas… Comme un fou, je cours vers notre baraquement. On me dit qu’il est vide, mais je veux voir, de mes yeux…

Et, chance inouïe, j’ai la joie d’éveiller mon frère, qui dormait à poings fermés et qui n’avait RIEN entendu ! Je n’en peux plus, et, tout ébranlé, je l’embrasse en sanglotant comme un enfant.
Quelle nuit, quelle angoisse ! Jamais, de ma vie, je n’oublierai cela !

Le lendemain, on compte les morts : 200 Russes et 100 Allemands au-moins dans notre camp, plus tous les civils.

J’ai vécu là un terrible épisode de la guerre, qui vaut, à lui seul, les films d’épouvante de notre époque.

Après six mois de travail à l’usine « Askania », je fus reconnu comme saboteur et expédié à 100 kms de Berlin, dans un village appelé Wriezen.

Quelle douleur encore de devoir quitter mon frère… Nous reverrions-nous un jour ? A savoir…..

A Wriezen, une tâche très dure m’attendait : sous une chaleur torride, nous terrassions pour faire abris et logements aux sinistrés. Nous étions logés dans une grande salle fort humide et, pour une trentaine d’hommes, un seul robinet d’eau potable, qui plus est installé dans un endroit infect ! Nous devions nous y ravitailler, nous y laver et y lessiver à tour de rôle. La nourriture était cependant meilleure, et plus abondante qu’à Berlin.

C’était une satisfaction, mais le travail était exténuant. Nos bottines étaient usées et nous marchions presque à pieds nus. J’avais écrit chez moi en demandant qu’on m’en envoie. Hélas, j’ai bien reçu les colis, mais les chaussures avaient disparu !

Je savais correspondre avec mon frère, et, un dimanche, il avait pu me rendre visite. Quelle joie de se revoir enfin ! Je lui offre à dîner dans un petit restaurant où le patron était bon pour nous. Après un repas frugal, pareil à un festin, mon frère me promet de revenir se restaurer avec quelques copains, car, à Berlin, la nourriture manque, et quand on a faim, 200 kms ne rebutent pas, si on sait que « la bouffe » vous sera servie.

Quelques mois s’écoulent. Mon frère ne répond plus à mes lettres….

Puis, je reçois, de Belgique, la nouvelle de son retour chez nous. Retour définitif, car il s’est bien gardé de revenir. J’étais très content pour lui. D’ailleurs, des permissionnaires de toutes nationalités, aucun ne revenait.

En février 1944, je fus appelé chez le « lager » du camp : j’avais une permission pour assister aux obsèques de mon père. Je pris mon air le plus contrit, mais n’éprouvais pas de peine, car cette nouvelle me laissait sceptique, et j’entrevoyais là une ruse de ma famille.

Le soir, je me rendis à Berlin pour prendre le convoi du retour. Hélas : alerte sur alerte ; je dus attendre trois jours pour embarquer.

A Posdam : alerte sans gravité : 1500 partants.

Je fis le trajet « Berlin- Posdam- Bruxelles » debout (900 kms) avec, comme nourriture, une croute de pain. Partout, mon moral était au zénith, et je ne croyais pas du tout à la mort de mon père. Plus le train se rapprochait de la Belgique, plus j’étais heureux. Nous fîmes une petite halte dans une gare Hollandaise, où l’on distribuait des couques au son pour apaiser notre faim. Comme des lions sur une proie, nous nous bousculâmes pour déguster au plus vite ce régal inespéré !

Vers deux heures du matin, nous étions à Bruxelles, dans notre pays. Là, nous prîmes l’omnibus pour Liège, où nous arrivâmes à quatre heures du matin.

Nous étions morts de fatigue ; aussi, en attendant que le jour se lève, nous avons roupillé dans la salle d’attente.

On se sépara pour regagner chacun sa localité. Enfin, vers huit heures, j’embarquais sur le train jusqu’à Andenne… que je ne reconnus pas, à ma grande stupéfaction : la gare avait été bombardée !
Et voici l’autorail qui m’emmène vers mon cher « Petit-Warêt », où ma famille, prévenue de mon arrivée, et accompagnée de nombreux amis, m’attendait. Quelle joie d’apercevoir mon père en bonne santé, car, malgré mon scepticisme, je gardais, au fond de mon cœur, une appréhension. Et plus je me rapprochais de mon village, plus je pensais : « Quand même, si c’était vrai, si mon père était mort ».

Il n’en n’était rien : ils étaient tous là, m’accueillant à bras ouverts.

Après la joie des retrouvailles, après cette longue séparation, on me trouva maigri, mais avec un moral de fer !

Mon caractère jovial avait repris le dessus, et, en revenant de la gare, je les faisais bien rire en parlant français avec un accent parisien très marqué.
Il me semblait que je ne pouvais plus parler wallon, car, depuis près de deux ans, je vivais avec des gars de Paris… et je dois dire que ce changement de vocabulaire donnait un certain panache à ma personnalité ! Quand on a vingt ans, on est si naïf, n’est-il pas vrai ?

Il me fallut quelque temps pour reprendre mon beau wallon que j’apprécie encore aujourd’hui.

Et puis le congé expira. Il fallait repartir pour cet enfer.

Ce n’était PAS possible. Je décidais de me cacher. Je logeais chez un oncle, puis chez des camarades, que je remercie encore aujourd’hui !

Les Boches sont venus deux fois chez mon père, qui leur répondait, avec beaucoup d’aplomb (car il n’avait pas froid aux yeux) que j’étais retourné en Allemagne. J’étais donc un « réfractaire ». C’est alors que je pris la résolution de m’engager dans la « résistance » (Mouvement National Belge).

Quand les Américains arrivèrent, nous occupions la caserne de « Seilles-Tramaka ».

En décembre 44, je m’engageais comme « volontaire de guerre dans le 11ème Bataillon de fusiliers », pour collaborer à la victoire, avec la 3ème Armée Américaine du Général Patton.
Nous avons été cités par le Général Dwigt EISENHOWER, qui disait ceci :

« Je désire exprimer mes félicitations au 11ème bataillon Belge des Fusiliers pour son mérite exceptionnel dans l’accomplissement de ses devoirs militaires pendant qu’il servait avec la 3ème Armée des Etats-Unis, du 12/2/45 au 1/6/45. Ce bataillon a contribué de façon matérielle au succès des opérations entreprises par l’unité avec laquelle il servait. Son esprit de corps remarquable et les hommes du 11ème Bataillon Belge de Fusiliers rendaient possible d’arriver à une conclusion victorieuse dans chacune et dans toutes les missions qui lui furent confiées. Les actions d’éclat de ce Bataillon sont un sujet de fierté, non seulement pour lui-même, mais aussi pour l’Armée Belge entière. » (fin de citation)

Mon frère Albert n’est plus de ce monde pour confirmer mon récit. Il est mort à l’âge de 54 ans. Il était militaire de carrière, et, à ses funérailles, un chef de son régiment retraça sa vie de soldat, de déporté, de réfractaire et de volontaire. C’était un « brave parmi les braves », et les honneurs militaires lui furent rendus. Pourtant, c’était un homme simple, pas bavard, pas fanfaron. En écoutant son éloge funèbre, bien des gens furent surpris d’apprendre sa conduite courageuse : ce fût un Héros.

Tous les jours, je pense à lui. Très souvent, je revis notre odyssée.

Et quand je bois un peu trop, ce qui m’arrive aux « occasions », je ressasse de sombres idées et je me dis que tant de sacrifices ne peuvent s’oublier.

A vingt ans, j’avais déjà beaucoup souffert, et quand je vois notre jeunesse d’aujourd’hui, gâtée, adulée, fêtée : je suis heureux…..car je pense que les jeunes de notre époque n’étaient même plus considérés comme des êtres humains, mais comme des « bêtes de somme » ou de la « chair à canon ! »

Oui, la guerre est la plus affreuse des calamités, et je souhaite de tout mon cœur que nos descendants ne la connaissent pas.

Honte à tous ceux qui, sciemment, profitent de ce grand fléau, car le sang de milliers de morts entache leur conscience à tout jamais !

Robert SERESSIA