par Roger Marquet
Combien eut-il de soldats exécutés à Bullange ?
Le 17 décembre 1944, au tout début de la matinée, deux chars de l’avant-garde du Kampfgruppe Peiper s’approchent de Bullange (Büllingen), par la route venant de Honsfeld.
En effet, pour éviter des chemins trop boueux, Peiper a décidé de faire un crochet par le nord. De Honsfeld, il prend donc la direction nord, vers Bullange, d’où il continuera sa percée, vers le sud d’abord, l’ouest ensuite, vers Schoppen, Ondenval, afin d’ainsi retrouver l’itinéraire initialement assigné.
Que vont trouver les hommes de Peiper à Bullange ?
D’abord un dépôt de carburant qui leur viendra bien à point.
Ensuite, il y a aussi des troupes américaines, bien sûr.
Quelles unités se trouvent là-bas ?
Il y a tout d’abord, enterrée à un kilomètre de Bullange, la Compagnie B du 254 ème Bataillon de Génie de Combat; elle est arrivée le jour-même, vers 5 heures. La Compagnie A avait pris position à l’est de la localité, sur la route de Losheimergraben, tandis que la Compagnie C tenait la route de Bütgenbach, près de Domaine Bütgenbach, où se trouvait le Q.G. de la 99ème Division.
Il y a ensuite, à quelques centaines de mètres du village de Bullange, à gauche et à droite de la route, deux petits terrains d’aviation légère. Il s’agit d’avions L-5 d’observation d’artillerie des 2 ème et 99 ème Divisions d’Infanterie. Les pilotes et observateurs sont présents auprès de leurs appareils.
Toujours sur la route venant de Honsfeld, et donc, sur le chemin des Allemands, nous trouvons alors la batterie Services du 924 ème Bataillon d’Artillerie de Campagne qui occupe quelques maisons isolées, le long de la route.
Et enfin, dans le village même, se trouvent une autre batterie services (?) d’un bataillon d’artillerie, un petit détachement des « Civil Affairs » commandé par le capitaine Hill, une compagnie quartier-maître de la 2 ème Division et une compagnie du 2 ème Bataillon de Génie organique de la 2 ème Division.
Vers 6 heures, les deux chars allemands subissent le feu des hommes de la compagnie B / « 254 th Combat Engineers Battalion ». Les chars n’insistent pas, mais dès 7 heures, comme le jour se lève, 12 autres chars donnent l’assaut. N’ayant pas de moyen de défense anti-char, les « Engineers » cèdent et se replient vers Bullange ou vers le Domaine Bütgenbach.
Tandis que les assaillants continuent leur progression sur la route de Honsfeld, Peiper envoie deux patrouilles blindées vers Bullange par des chemins de terre parallèles à la route principale. Une des patrouilles arrive à forcer le passage et pénètre dans le centre de la bourgade.
L’autre patrouille réussit à s’approcher du terrain d’atterrissage de la 99 ème Division (en contournant donc les hommes de la batterie Services / « 924th Field Artillery Battalion ») et ouvre le feu juste au moment où les pilotes tentent un « scramble » (décollage d’urgence). Un seul avion arrive à s’échapper.
Bien que pratiquement encerclés, les soldats de la batterie services / 924th ne se rendirent pas sans combattre. Deux d’entre-eux furent tués et quatre autres blessés, avant que tout le groupe ne soit submergé et capturé. Les assaillants allemands étaient, à cet instant, commandés par le Major Joseph Diefenthal. Et c’est au moment d’emmener les prisonniers vers l’arrière que les Allemands achevèrent un des blessés: le soldat Bernard Pappel.
Pour ce qui concerne la prise du village de Bullange, il n’y eut pas de combat. Les chars pénétrèrent dans la localité pratiquement sans coup férir. Les Américains furent pris au piège. Certains (dont le capitaine Hill) réussiront à s’enfuir juste avant l’arrivée des Allemands, d’autres se cacheront pour filer ultérieurement, mais beaucoup seront capturés et emmenés vers les camps de prisonniers.
Le récit qui précède est un résumé de celui qui figure dans le livre de Charles McDonald: « Noël 44-La Bataille d’Ardenne ».
Remarquons qu’il n’y est question que d’un seul prisonnier abattu !
Un autre grand historien de la Bataille des Ardennes a, lui aussi, décrit, encore que beaucoup plus brièvement, la prise de Bullange, le 17 décembre. Hugh M.Cole dans son ouvrage « La Grande Bataille des Ardennes en Belgique et au Luxembourg » écrit ceci :
» Le 17 décembre à 1 heure, le 254 ème Bataillon du Génie était affecté à la 99 ème Division et recevait l’ordre d’aller à Büllingen pour préparer des positions protégeant les entrées du sud et du sud-est. A deux reprises pendant les heures d’obscurité, les soldats du génie repoussèrent les attaques de l’infanterie allemande; ensuite un peu après 7 heures, des chars ennemis pointèrent à l’horizon.
Retournant à l’abri dans les bâtiments, le 254 ème fit son possible pour les repousser. Dans la ville, un peloton de reconnaissance du 644 ème Bataillon de Chasseurs de Chars venait juste d’arriver avec pour instruction d’établir un contact avec la colonne ennemie, mais une seule section réussit à esquiver les chars, le reste fut tué ou capturé. Dès qu’ils reçurent les ordres de la division, les soldats du génie qui s’étaient obstinément accrochés aux maisons dans l’angle ouest, se retirèrent et se retranchèrent sur une élévation, s’enfoncèrent 900 mètres plus loin au nord-ouest de façon à bloquer la route de Bütgenbach. Là, les deux compagnies du 254 ème toujours intactes furent rejointes par des hommes hâtivement regroupés du Q.G. de la 99 ème Division, les unités d’artillerie du voisinage, et quatre canons du 612 ème Bataillon de Chasseurs de chars.
A la surprise des Américains massés le long de cette dernière et mince ligne, les Allemands ne poursuivirent pas l’attaque….
« …. Des preuves irréfutables révèlent que 19 Américains sans arme furent abattus à Honsfeld et 50 autres à Büllingen. »
Que de différences entre ces deux récits ! Dans les unités citées comme ayant pris part à l’action, dans le déroulement de cette action, mais aussi, et c’est ce point qui va nous intéresser plus particulièrement dans le nombre de prisonniers exécutés !
Il est indéniable qu’il y eut un ou des prisonniers de guerre américains exécutés à Bullange. (Voir à ce sujet le Procès dit de Malmédy qui s’est déroulé à Dachau, du 16 mai au 16 juillet 1946.)
Mais, la grande différence (1 ou 50) entre le récit des deux grands historiens de la Bataille des Ardennes que sont Charles McDonald et Hugh Cole ne peut que nous laisser perplexes. Comment cette différence peut-elle s’expliquer ?
Une ébauche de réponse peut être trouvée dans la correspondance de Ralph G.Hill, de Wyomissing, Pennsylvanie.
Ralph Hill était donc un capitaine affecté au service des « Civil Affairs », pendant la Bataille des Ardennes. Il se trouvait à Bullange le 17 décembre 1944. Il est cité à plusieurs reprises dans le livre de McDonald. Devenu historien, Hill a effectué beaucoup de recherches sur divers épisodes de la bataille. Lors d’une de ses recherches, il a été amené à écrire à des vétérans qui se trouvaient également à Bullange, en ce jour sinistre. C’est une de ces lettres qui serait à l’origine de la confusion au sujet du nombre de victimes assassinées à Bullange.
Voyons ce que dit Hill, dans une lettre qu’il adresse à Al Price, le 21 octobre 1996 :
» La différence de nombre entre Cole et McDonald au sujet de la tuerie des Américains à Bullange est ma responsabilité.
Afin de continuer mes recherches sur ce qui était arrivé à Bullange, j’avais pris contact avec Grant Yager (un sergent du « 924th Field Artillery Observation Battalion » – NDLR) et une vingtaine d’autres membres de la Batterie Services du 924 ème Bataillon d’Artillerie de Campagne, qui était cantonnée dans des maisons à la lisière sud de Bullange, sur la route de Honsfeld.
Encore plus au sud, sur la gauche de la route, se trouvait le champ d’aviation de la 99 ème Division et, sur la droite, celui de la 2 ème Division d’Infanterie.
Lorsque les forces de Peiper approchèrent Bullange, Grant Yager et les autres les prirent sous le feu de leurs deux mitrailleuses et de quelques carabines. Leur défense ne dura cependant pas longtemps et, bientôt, les hommes du 924 durent se rendre. Les Allemands les enfermèrent dans une maison pour la nuit, et, le lendemain matin, on les fit marcher vers Honsfeld, puis Losheim où ils devinrent des prisonniers de guerre.
Plusieurs copies de ma lettre arrivèrent chez les vétérans et 6 d’entre-eux me répondirent en m’envoyant leurs mémoires de guerre. Il y en eut même un qui me procura une carte détaillée avec tous les endroits de cantonnement des différentes unités et services.
De tous ces témoignages, il ressort que les Allemands n’avaient exécuté qu’un seul homme; il était gravement blessé et ne pouvait pas se déplacer par ses propres moyens. Aucun des récits cités ci-dessus ne parle d’autres Américains abattus sommairement.
Le témoignage, cependant sujet à caution, du soldat allemand, Siegfried Jaekel, suggère que des membres du personnel des champs d’aviation, qui se trouvaient à plusieurs centaines de mètres du 924 ème Bataillon, auraient, eux-aussi été assassinés.
J’ai donc envoyé des copies de ma lettre à des anciens de l’aviation, mais je n’ai reçu aucune réponse. J’en ai donc conclu (un peu vite ! – NDLR) qu’ils n’avaient eu connaissance d’aucun meurtre. »
Hill ajoute qu’il considère le témoignage de Jaekel comme peu fiable notamment parce que celui-ci « prétend que Peiper trouva un dépôt de 200.000 litres de carburant. Je suis certain, « ajoute Hill » que le dépôt de carburant était loin d’avoir une telle importance ».
« De plus » écrit encore Ralph Hill, « dans son témoignage, Jaekel dit qu’il a pris une bière dans un café; or il n’y en avait aucun d’ouvert à Bullange, en décembre. Nous avions évacué tous les civils vers Malmédy, depuis le mois d’octobre. Il n’en restait pas plus de 12 présents dans le village en ce 17 décembre ».
Sur base de ces affirmations contestées – un peu légèrement, il faut bien le dire – Ralph Hill réfute donc l’entièreté du témoignage du Sturmmann Siegfried Jaekel.
Il faut toutefois bien admettre que l’enquête menée par Hill pour connaître le nombre de prisonniers américains tués à Bullange est pour le moins incomplète car il ne connait finalement que ce qu’ont dit les 6 témoins du 924 ème Bataillon. Il ne sait rien de ce qui s’est passé à proximité des champs d’aviation ou encore, entre les champs d’aviation et Bullange. Ou, plus exactement, il conclut qu’il ne s’est rien passé puisqu’on ne lui a rien raconté !
Bien qu’il ait été présent à Bullange, dans le village (à la poste pour être précis), il semble qu’il se soit enfui avant l’arrivée des Allemands car il ne dit pas un mot sur ce qui s’y est passé.
Si, comme je le pense, McDonald s’est basé sur le travail de Hill (il y fait référence à de nombreuses reprises) pour écrire le récit des évènements de Bullange dans son livre, alors ce récit ne présente pas toutes les garanties de la vérité. Et le nombre de soldats assassinés doit être supérieur à 1 !
Est-il pour autant de 50, comme le prétend Cole ?
C’est en tout cas le nombre approximatif qu’avoue Jaekel.
Siegfried Jaekel fut l’un des accusés du Procès de Malmédy, à Dachau, et il fut l’un des 43 condamnés à mort (sentence non exécutée). Comme il avoue être lui-même un des auteurs des crimes, on peut admettre qu’il dit la vérité sur le nombre des victimes; tout au moins pour les actions auxquelles il a participé personnellement, c’est-à-dire pour celles qui se sont déroulées aux champs d’aviation et entre ces terrains et le village. Pour ce qui est du nombre de victimes dans le village de Bullange, on peut supposer que, n’étant pas lui-même en cause, il « charge » peut-être ses camarades.
Jaekel « reconnait » 6 à 8 victimes aux abords des champs d’aviation et 10 à 15 morts entre ces champs et le village. Dans Bullange même, il parle de 20 à 25 tués.
Voici d’ailleurs, un extrait de son témoignage :
» C’était 300 à 400 mètres avant d’atteindre le champ d’aviation de Bullange. Ce champ d’aviation se trouvait à un kilomètre avant l’entrée du village, sur la route venant de Honsfeld. Des soldats américains se tenaient debout au bord du champ. Une quinzaine de mètres avant d’arriver à hauteur de ce groupe, l’Untersharführer Sepp Wittkowski, notre chef de groupe, qui était dans notre S.P.W, nous ordonna:
« Prêts ? Supprimez-les ! »
Je tirai alors deux ou trois coups de feu avec mon pistolet en direction du groupe. Harry Ende utilisa la même arme que moi, tandis que Wittkowski tirait avec son fusil-mitrailleur. Hans Toedter fit de même avec la mitrailleuse de front et Emil Hergeth se servit de son fusil. A ce moment, les Américains n’étaient pas armés; ils ne tentaient pas de s’échapper et n’avaient rien fait de spécial pour provoquer nos tirs.
Entre ce champ d’aviation et Bullange, les hommes de mon S.P.W. et moi-même avons encore tiré sur deux groupes d’Américains désarmés. Je ne me rappelle pas exactement combien ils étaient, probablement de 5 à 8 hommes dans chaque groupe. Sur le chemin vers Bullange, Storch et Walkowiak tirèrent encore à une ou deux reprises.
En entrant dans Bullange … nous avons arrêté notre véhicule … Witkowski et Hergeth se dirigèrent vers une maison et capturèrent 7 Américains. Au même moment, Altkrueger, Martens, Boltz, Biloschetsky et Oettinger sortirent de la maison avec un groupe d’environ 15 à 20 prisonniers. Je vis ceux-ci se rassembler dans un champ devant la maison. Les 7 américains … furent envoyés dans ce champ par Witkowski, sous la garde de Hergeth. Nous n’avons pas attendu le retour de Hergeth pour réembarquer, démarrer, tourner à gauche et stopper à nouveau devant un café.
Pendant que notre S.P.W. était ravitaillé, j’entrai dans le café. Pendant que je buvais de la bière à la cave, l’Untersharführer Altkrueger entra et déclara que les Américains que nous avions capturés et ceux de la maison avaient tous été tués. »
En considérant donc que Jaekel exagère le nombre de tués dans le village, on peut admettre que le nombre réel des prisonniers Américains abattus à Bullange et aux alentours doit être d’environ 40.
Entre le chiffre de McDonald (1) et celui de Jaekel (40, donc), j’avoue qu’étant donné les antécédents (Honsfeld) et les exactions qu’ils vont encore commettre (à Baugnez, Ligneuville, Stavelot, Wanne, La Gleize, notamment), je pense que les hommes de Peiper ont dû abattre, à Bullange, un nombre de prisonniers qui se rapproche plus du second que du premier chiffre.
Pour terminer, remarquons qu’au Procès de Malmédy, à Dachau, 3 hommes (Jaekel, Boltz et Ritzer – mais, curieusement, pas les autres cités par Jaekel !) furent condamnés pour avoir tiré sur des prisonniers de guerre à Bullange. Il serait quand même étonnant que ces 3 hommes n’auraient fait qu’une seule victime !
SOURCES
- Correspondance de Ralph G.Hill, Jr. de Wyomissing, Pennsylvania 30 octobre 1990 – 15 novembre 1990 – 21 octobre 1990 – 10 novembre 1992 – 3 décembre 1996 – 5 février 1997 – 10 février 1997.
- Noël 44 – La Bataille d’Ardenne, de Charles B. McDonald Ed. Didier Hatier – Bruxelles, 1989
- La Grande Bataille des Ardennes en Belgique et au Luxembourg, de Hugh M.Cole – Ed. Omer Marchal – Villance, 1994
- Sur les Traces Sanglantes des Troupes de Joachim Peiper, de Henri Rogister – chez l’auteur à Chênée, 22 rue du Progrès, 1994.
- Massacre à Malmédy ? Ardennes: 17 décembre 1944, de Gerd J.Gust Cuppens – Ed. Heimdal, Eupen, 1989.
- Ardennes Album Memorial, de Jean-Paul Pallud – Ed.Heimdal – Paris, 1986.